« Les lois les plus élevées du pays (Amérique) ne sont pas seulement la constitution et les lois constitutionnelles, mais aussi les contrats. »
– Hannah Arendt, Denktagebuch, p. 131
Après avoir publié Les Origines du totalitarisme, Arendt se tourna vers le pays qui l’entourait. Dans une séquence d’entrées dans son livre Denktagebuch pour septembre 1951, elle commence par désigner l’Amérique comme « la nouvelle politique” – ce sont des pensées qui aboutiront finalement à son argument Sur la Révolution. Son analyse a souvent été critiquée d’un point de vue historique, d’autant plus qu’elle se réfère à la Constitution comme étant la première à être établie « sans force, sans gouverner (archein) et sans être gouvernée (archesthai). » Quelle que soit la validité de ces critiques, elles me semblent manquer un point essentiel de ses préoccupations. Arendt essaie de résoudre ce qu’elle appelle quelques pages plus tard « la question centrale de la politique à venir (künftigen)”, un problème qu’elle considère comme logé dans « le problème de l’octroi de lois. » (ibid., 141). Son but est de décrire un système politique (c’est-à-dire humainement approprié) qui ne reposerait pas sur la volonté et en particulier sur la volonté du souverain. « Le fait que je doive avoir le pouvoir (Macht) pour pouvoir le faire, fait du problème du pouvoir le fait politique central de toute politique fondée sur la souveraineté – toutes, c’est-à-dire à l’exception de l’Américaine. »(idem)
Sa préoccupation dans ces pages (130-143) est centrée sur ce que serait une société humaine véritablement politique. Sa version de l’Amérique est son entrée dans cette question. Ce qui frappe dans sa discussion dans les pages intermédiaires (et autres), c’est qu’elle aborde cette question explicitement à travers le prisme de la philosophie européenne. Elle tente ainsi de répondre à la question de « pouvons-nous déterminer l’excellence particulière de la politique américaine en la regardant à travers les lentilles de la pensée européenne?”Le but n’est pas d’européaniser l’Amérique: c’est voir si l’Amérique ne constitue pas d’une certaine manière une instanciation potentielle de ce qui a été pensé en Europe au cours des XIXe et XXe siècles.
La séquence des penseurs européens qu’elle invoque est importante. Elle mentionne d’abord Marx puis Nietzsche, qu’elle considère chacun comme faisant partie et comme les artisans de la « fin de la philosophie occidentale. »Marx est tenu pour avoir inversé Hegel, Nietzsche la même chose pour Platon. Le but de son analyse de Marx et de Nietzsche est d’affirmer qu’ils ont libéré la pensée de son lien avec « l’Absolu.” Effectivement: s’en tenir à l’idée d’Absolu, c’est « rendre possible dans le présent un comportement injuste et bestial. » (ibid., 133). Comme nous le savons, ce sera un thème qui reviendra toujours dans son travail. Elle s’attend à trouver en Amérique les éléments du politique qui ne reposent pas sur un » absolu. »
À quoi pourrait-on regarder pour trouver cette vision d’une politique non absolue ? Nietzsche fournit l’ouverture à une réponse. Nous ne devons pas nous tourner vers sa doctrine de la réévaluation des valeurs, mais vers sa discussion de prometteuse dans le deuxième essai de la Généalogie de la morale. Elle cite: « Élever un animal avec le droit de faire des promesses – n’est-ce pas … le vrai problème des humains? » Pour Arendt, le fondement d’une nouvelle ”moralité » réside dans le droit de faire une promesse ; la promesse rend possibles des relations humaines basées sur le contrat. Et l’ancrage sur contrat, comme elle l’écrit dans le Denktagebuch, était pour elle l’excellence particulière de la politique américaine.
Quelle est l’implication de l’affirmation d’Arendt selon laquelle le contrat est la « loi la plus élevée” et l’excellence particulière de l’Amérique? Une réponse est révélée par la fin de la citation étendue de la Généalogie de la morale de Nietzsche où il indique que la personne qui a le droit de faire des promesses peut « für sich als Zukunft gut sagen zu können”, une phrase qui pourrait être rendue comme « capable de se donner comme réponse pour l’avenir. »Dans le gloss d’Arendt, cela signifie que si, en faisant un contrat (ce qu’est une promesse), on s’engage à ce que chacun reste fidèle à lui-même en tant que personne qui fait le contrat, alors chacun a fait son propre être le fondement d’un espace politique.
Une telle mise à la terre ou fondation n’est basée ni sur la volonté ni sur un absolu externe. Il s’agit, comme l’ont clairement indiqué les signataires de la Déclaration, que nous « nous engageons mutuellement nos Vies, notre Fortune et notre Honneur sacré. »Temporellement parlant, cela signifie que ce que l’on a fait dans le passé reste vivant comme le présent. Notre présent politique sera ainsi lié à l’historique, mais pas, note-t-elle, de manière « weltgeschichtliche”.
Pour clarifier les implications de cela, elle se tourne immédiatement vers une considération de la distinction de Max Weber entre « l’éthique de la responsabilité” (qu’elle considère comme le fondement du pragmatisme et du génie de la politique américaine) par opposition à « l’éthique de la conviction”, qui, dit-elle, permet tout ce que nous ne pouvons savoir « jusqu’au jour du Jugement Dernier” si notre conviction est correcte. L’implication ici est que si nous basons notre politique sur la conviction de la justesse supposée de nos jugements moraux (par opposition à notre capacité à être responsable envers nous-mêmes), nous pourrons justifier n’importe quoi, car la validation de notre revendication peut être infiniment reportée. (Il ne faut regarder que les revendications sur l’instauration de la démocratie en Irak). En effet, Arendt voit dans la « question centrale de notre temps” un changement dans notre capacité à porter des jugements moraux valables, c’est-à-dire dont la justesse n’est pas reportée indéfiniment. (ibid. 138). Elle se tourne maintenant vers un examen de la façon dont divers penseurs ont traité le problème du jugement moral. Après avoir traversé un rejet partiel des manières dont Hegel, Nietzsche et le Kant de la Critique de la Raison Pratique répondent à cette question principale, elle se tourne vers la Critique du Pouvoir du Jugement. Ces pensées ne sont pas développées en ce moment dans le Denktagebuch but mais elles la concerneront pour le reste de sa vie.
Ce qui frappe ici, c’est la façon dont l’approche de la philosophie européenne fait ressortir l’importance de ce qui est nouveau dans l’expérience américaine. Comme l’écrivait Hamilton dans the first Federalist:
On a souvent fait remarquer qu’il semble avoir été réservé au peuple de ce pays, par sa conduite et son exemple, de décider de la question importante, à savoir si les sociétés d’hommes sont vraiment capables ou non d’établir un bon gouvernement à partir de la réflexion et du choix, ou si elles sont à jamais destinées à dépendre pour leurs constitutions politiques de l’accident et de la force. S’il y a une vérité dans la remarque, la crise à laquelle nous sommes arrivés peut avec raison être considérée comme l’époque où cette décision doit être prise; et une mauvaise élection de la partie que nous agirons peut, à cet égard, mériter d’être considérée comme le malheur général de l’humanité.
À laquelle, de nos jours, on ne peut que se demander si, à un moment donné, une « mauvaise élection » n’a pas été faite.
– Tracy B. Strong (UCSD)